Fil de soi, fils du monde

 

Sur les lignes des forces tendues,
Entre chaîne et trame perdu,
Trait argenté, âme profonde,
Je suis l’un des fils de ce monde.

Ténu et tellement fragile,
Un brin, tordu, nu et docile,
Guère plus que de la poussière,
De l’étoffe je suis matière.

Tissu, habit de vanité,
Costume de l’humanité,
Suis-je sa toge de noblesse
Ou le haillon de sa bassesse ?

Sait elle de quoi se vêtir ?
Ce qu’elle met sitôt retire,
Arrache dans son impatience,
Ou déchire avec insouciance.

D’un pli usé effiloché
Ou d’une bordure effrangée,
Me libérer enfin j’espère,
En rejoignant le fil de l’air.

 

Mise au point…de vue

 

Spectateur d’une image, seulement de loin,
Avec pour unique destination un point,
L’œil plonge dans une trompeuse profondeur,
Troue la scène figée dont il est l’encadreur.

En voulant de force le tableau traverser,
Il en oublie l’envers, ce qui n’est pas tracé.
N’a d’existence pour lui que ce qu’il rencontre,
Seulement la surface et ce qu’elle lui montre.

En perspective d’une illusion renaissante,
A l’infini, rattrapant ses lignes fuyantes
Le regard se fixe, comme au bout d’une rue,
Bien au delà du point, même,…à perte de vue!

Au géomètre borgne, renversant l’espace,
Je dénie le pouvoir de m’imposer sa place.
L’œil trop bien ouvert, installé commodément,
A tout ce qu’il voit pourrait croire aveuglément.

 

Pas… encore

 

Toujours là sont ces marques! dans mon dos présentes,
Longue ligne droite ou de courbes qui serpentent
A l’aspect parfois confus, souvent incertain,
Toujours plus nombreuses aussi, chaque matin.

Beaucoup, envahies par la poussière du temps,
Visibles aux seuls rayons du soleil rasant,
Usées par les pluies et les vents de l’oubli,
Sont d’un chemin suivi les vestiges polis.

Aux traîtrises du sol bon nombre ont disputé,
Empreintes balafrées, fracturées, amputées,
Quand d’autres, enfoncées à jamais en son cœur,
Conservent tel un sceau d’anciennes pesanteurs.

Se succèdent ainsi ces reliefs, ces séquelles.
Ces traces que j’ai laissées, que je me rappelle,
Sont mes pas! je le sais, mais toujours m’en étonne.
Qui d’autre alors aurait fait ce parcours? Personne!

Je ne peux pourtant pas les reconnaître tous.
Là et aussi loin que l’exploration me pousse,
Ai-je vraiment le pied à chaque fois posé,
Choisi librement l’endroit, dès lors imposé?

Emboîtant à rebours cette marche forcée,
Impatient, en retour, des sensations passées,
Il semble à leurs contours de moins en moins conforme.
Ce pied à présent déçu, d’hier n’a plus la forme.

Animé aujourd’hui d’un tout nouveau dessein,
Il se lance ici, imprime encor son dessin
Et ne reste déjà plus du moment qui passe,
Derrière moi, de mon dernier pas, qu’une trace.

 

Vie de mémoire, vide mémoire

 

De la vie, c’est toi la plus intime compagne.
Dans ta jeunesse rien ni personne n’épargnes,
Attentive, tu comptes les heures, les jours,
Témoin fidèle des chagrins et des amours.

Des forfaits tu brandis la liste vengeresse,
Des rancœurs ou des haines entretiens l’ivresse.
Tout autant tu renvoies, aux dettes comme aux torts,
Les soumets aux terribles tourments du remord.

Mais le temps, en ton sein, a conçu toutefois
Un enfant qui, lentement, se nourrit de toi.
Il t’a d’abord aidée à porter ton fardeau,
Et guéri bien des plaies, soulagé tant de maux.

Son zèle cependant, à vouloir si bien faire,
Va bientôt effacer tes souvenirs très chers
Ou, saisissant tes pages, arracher trop vite
Celles que selon lui tu n’aurais pas écrites!

A son insistance ta lassitude cède,
Il est devenu ton maître, et te dépossède.
Souviens-toi Mémoire! mais le peux-tu encore?
Qu’il s’appelle Oubli l’enfant qui attend ta mort.

 

A mes ruines

 

Çà et là abandonnées au bord de ma route,
Des demeures que j’ai jadis habitées, toutes.
Le lointain prête encore un voile de fraîcheur
A certaines que visite parfois mon cœur.

Mais d’autres, pourtant non moins pourvues de mérites,
Montrent à peine l’élan qui les a construites;
Quelques pans de briques ne s’appuyant qu’au vide,
Un enduit épargné, à la face livide.

Est-il possible à nouveau d’animer ces murs,
De retrouver leur chaleur, leur protection sûre ?
Il est si simple pour mon esprit tout puissant,
De croire alors à des désirs obéissants!

Vanité! que de vouloir penser la matière
Ou donner à l’idée consistance de pierre.
Jamais le présent ne se laisse retenir,
A peine né ne devient-il pas souvenir ?

Des vestiges à la réalité trompeuse,
La seule vérité est la ruine moqueuse
Et si parfois je succombe à leur séduction,
Je n’ai pour les restaurer que mes illusions.

 

Un air de blues.

 

Avec seulement trois accords
Quelques fantaisies, et encore !
C’est à peine de la musique
Mais d’un effet pourtant magique.

Se saisissant le soir très tard
Du manche usé de ma guitare,
Mes doigts en caressent les plaies,
De mon âme, triste reflet.

Tout le fil de ma vie s’égrène,
Le long chapelet de mes peines.
De l’émotion si retenue,
Le flot s’écoule bienvenu.

Les notes simples me rassurent,
Sont le baume de mes blessures.
Alors le miracle s’opère,
Et du blues, il en a tout l’air !

 

Trous noirs

 

Tout en frôlant les galaxies et les étoiles,
Flottant, partout, aussi légèrement qu’un voile,
Je succombais, seul dans un cosmos irisé,
A ce bonheur d’un rêve ancien réalisé.

Libéré, enfin, des terrestres pesanteurs,
Détaché de sa chair, affranchi des lenteurs,
Mon corps ethéré s’étendait immensément,
Sans nulle autre limite que le firmament.

Mais deux points ont alors bousculé l’univers,
Deux trous, plus grands et plus noirs, lentement ouverts
Dont l’attirance insensée ne put m’éviter
Ce moment ultime d’extrême gravité.

Passant l’horizon immobile de ma vie,
Juste avant la chute, étourdissante, infinie,
Ai-je pu reconnaître dans ce noir qui brille
Les puits fatals de ton regard, de tes pupilles.

 

Le poids du silence

 

Pesant silence ! un kilo? une tonne?
Deux kilos de musique qui ne sonne,
Cinq kilos de swing muet qui balance,
Mettez-moi donc dix kilos de silence.

Je suis seul maintenant, aphone et sourd,
Le son me manque et tout devient si lourd !
Un jour sans bruit et j’ai pris deux kilos.
C’est, de ce mutisme, payer le lot.

Soudain, dans l’air, comme un frémissement,
Des pas dans l’escalier, un frottement.
Cette résonance vient jusqu’à moi.
Puis, un coup; la porte s’ouvre, c’est toi !

Tu es là, me regardes et souris
Je suis las, je te regarde, alourdi.
Je t’aime, ton silence, son écho.
Tiens! sans un bruit, j’ai perdu deux kilos.

 

Nous, le temps

 

Mon Dieu! si long et si court est le temps !
Il n’est rien si ce n’est l’éternité,
Toute de vides et d’infinités,
Qui diminue ou s’allonge, hésitant.

Le temps! mais c’est nous, c’est toi et c’est moi.
Tu es la seconde et suis la minute.
Du tic au départ, le tac est le but
A cette horloge qui bat nos émois.

Nous sommes toute cette éternité,
Qui de toujours s’allonge ou diminue,
Quand notre amour enfin a retenu,
Instant unique, singularité.

De la plénitude alors embrassée,
Ignorante, la vie s’est déroulée;
Une larme est une heure écoulée,
Nous étions le temps et l’heur a passé.

 

Regard noir

 

Je te regarde, tu me regardes,
Je te regarde, tu me regardes,
Je suis las de te regarder,
Tu es las de me regarder.

Regarde-toi! Tu te regardes
Et moi aussi, je me regarde.
Tu n’arrives plus à te regarder,
Je n’arrive plus à me regarder.

Je ferme les yeux, tu fermes les yeux,
Et tout devient soudain tellement mieux,
D’un regard absolument noir
Alors, enfin, on peut se voir !