Mal de mer, mal d’aimer

 

Sans rebord, sans rivage,
Juste ourlée de nuages,
Elle noie l’horizon,
Egare la vision.

La couleur séduisante,
L’impression scintillante,
Du ciel, de sa lueur,
N’est que rejet flatteur.

Sous ce bel artifice,
Insoupçonnés surgissent
Des ondes monstrueuses,
Des vallées ténébreuses,

Des embruns, des écumes
Et des nuées qui fument.
Les courants se bousculent
Et les crêtes basculent.

C’est une mer immense,
Insondable puissance,
Qu’en moi je sens gonfler
Et ne sais refouler.

Elle est, là, toute entière,
Au bord de ma paupière,
Dans la perle brillante
D’une larme naissante.

 

Le chant des signes

Furtivement, ce soir l’air passe la persienne,
Caresse l’oreille, chuchotant. Des mots viennent,
D’un livre étrange ouvrent une page nouvelle,
Pour coucher ce murmure que le vent épelle.

Les fentes luisantes tracent pour eux des lignes,
Pour que ces traits blancs de lune en portent les signes.
De lumière, les vides et pleins redoublés,
Hypnotisent, doucement, le regard troublé.

Tellement plus forts que tout ce que l’on peut dire,
Tellement plus vrais que tout ce que l’on peut lire.
De ces mots aucun, pourtant, n’est intelligible,
De ces mots aucun, pourtant, n’est vraiment lisible.

Mais leur mélodie résonne si bien, en cœur,
Ne serait-ce pas là des poètes le chœur ?
Qui par delà le réel et tous ses mensonges,
Ne s’entend ailleurs que dans le rêve ou le songe.

Des sens engourdis et du corps paralysé,
l’âme défaite, s’évade, dépaysée.
C’est elle seulement, que la nuit juge digne,
D’écouter peut-être ce dernier chant des signes.

Ciel ! un nuage

 

Je voudrais des perles de brume,
D’impalpables duvets de plume
Pour aller en broder l’azur
D’une aiguille diaphane et sûre.

Poser sur le bleu sans limite
Une forme qui rien n’imite,
Que nul ne pourrait définir,
Pas plus que ses bords retenir.

Là serait mon nouveau refuge,
Abri de mon âme transfuge,
Haut, si haut, au dessus du monde,
Si loin de la rumeur qui gronde.

Si je pouvais nouer le fil
Qu’espère encor ma main fébrile,
Il ne resterait de ma rage
Rien de plus qu’un léger nuage.

 

Veilleur de nuit

 

Dans un sommeil sans doute, parcourant, ailleurs,
Les replis tourmentés d’une nuit de frayeur,
Ma conscience est en fuite, s’essouffle, apeurée,
Cherche en vain une ultime lueur, égarée.

Frôlant de ce qui semble un labyrinthe obscur
Le ruban feutré des interminables murs,
Au plus profond d’une des traîtresses impasses,
Elle perd la mesure du temps, de l’espace.

Tout contre les parois du piège inexorable,
Elle sent la limite pourtant impalpable.
La frontière s’épaissit, devient territoire,
Le mur est moi, la dualité illusoire.

J’explore ses méandres, puisque je le suis,
Sans savoir où je vais, où je suis, qui je suis,
Aveuglément et forçant mon propre rempart,
Pour ne rencontrer qu’abyme, de part en part.

Mon esprit assiégé défenseur du néant,
Lutte contre lui-même, double conquérant.
Pas d’entrée, pas d’issue à ce lieu impossible,
Absurde construction, phantasme inaccessible.

Dans la pâleur extrême du petit matin,
Libéré enfin de cet état indistinct,
Je me réveille, du trouble à peine remis.
Mais le cauchemar est de n’avoir pas dormi.

Au pied de la marche

 

J’aurais bien cru pourtant marcher!
D’un pied sans jambe et sans contour,
Sentant le vide tout autour,
Qui semble une place chercher.

Je ne sais où, ne sais comment
Le reposer commodément
Et former la marque qui n’est,
Du pas de ce pied que je n’ai.

D’un geste tant recommencé
Me voilà si peu avancé
Sur la route vide, diffuse,
Là où le réel se refuse.

A la question renouvelée
La poésie répond zélée,
Indique au pied désespéré
Un but à sa course éthérée,

Ainsi son endroit est en vers,
A rien ne rime s’il n’y sert.
Tant pied de nez que de poète,
Il ne fait marcher que ma tête.

 

Fil de soi, fils du monde

 

Sur les lignes des forces tendues,
Entre chaîne et trame perdu,
Trait argenté, âme profonde,
Je suis l’un des fils de ce monde.

Ténu et tellement fragile,
Un brin, tordu, nu et docile,
Guère plus que de la poussière,
De l’étoffe je suis matière.

Tissu, habit de vanité,
Costume de l’humanité,
Suis-je sa toge de noblesse
Ou le haillon de sa bassesse ?

Sait elle de quoi se vêtir ?
Ce qu’elle met sitôt retire,
Arrache dans son impatience,
Ou déchire avec insouciance.

D’un pli usé effiloché
Ou d’une bordure effrangée,
Me libérer enfin j’espère,
En rejoignant le fil de l’air.

 

Mise au point…de vue

 

Spectateur d’une image, seulement de loin,
Avec pour unique destination un point,
L’œil plonge dans une trompeuse profondeur,
Troue la scène figée dont il est l’encadreur.

En voulant de force le tableau traverser,
Il en oublie l’envers, ce qui n’est pas tracé.
N’a d’existence pour lui que ce qu’il rencontre,
Seulement la surface et ce qu’elle lui montre.

En perspective d’une illusion renaissante,
A l’infini, rattrapant ses lignes fuyantes
Le regard se fixe, comme au bout d’une rue,
Bien au delà du point, même,…à perte de vue!

Au géomètre borgne, renversant l’espace,
Je dénie le pouvoir de m’imposer sa place.
L’œil trop bien ouvert, installé commodément,
A tout ce qu’il voit pourrait croire aveuglément.

 

Pas… encore

 

Toujours là sont ces marques! dans mon dos présentes,
Longue ligne droite ou de courbes qui serpentent
A l’aspect parfois confus, souvent incertain,
Toujours plus nombreuses aussi, chaque matin.

Beaucoup, envahies par la poussière du temps,
Visibles aux seuls rayons du soleil rasant,
Usées par les pluies et les vents de l’oubli,
Sont d’un chemin suivi les vestiges polis.

Aux traîtrises du sol bon nombre ont disputé,
Empreintes balafrées, fracturées, amputées,
Quand d’autres, enfoncées à jamais en son cœur,
Conservent tel un sceau d’anciennes pesanteurs.

Se succèdent ainsi ces reliefs, ces séquelles.
Ces traces que j’ai laissées, que je me rappelle,
Sont mes pas! je le sais, mais toujours m’en étonne.
Qui d’autre alors aurait fait ce parcours? Personne!

Je ne peux pourtant pas les reconnaître tous.
Là et aussi loin que l’exploration me pousse,
Ai-je vraiment le pied à chaque fois posé,
Choisi librement l’endroit, dès lors imposé?

Emboîtant à rebours cette marche forcée,
Impatient, en retour, des sensations passées,
Il semble à leurs contours de moins en moins conforme.
Ce pied à présent déçu, d’hier n’a plus la forme.

Animé aujourd’hui d’un tout nouveau dessein,
Il se lance ici, imprime encor son dessin
Et ne reste déjà plus du moment qui passe,
Derrière moi, de mon dernier pas, qu’une trace.

 

Vie de mémoire, vide mémoire

 

De la vie, c’est toi la plus intime compagne.
Dans ta jeunesse rien ni personne n’épargnes,
Attentive, tu comptes les heures, les jours,
Témoin fidèle des chagrins et des amours.

Des forfaits tu brandis la liste vengeresse,
Des rancœurs ou des haines entretiens l’ivresse.
Tout autant tu renvoies, aux dettes comme aux torts,
Les soumets aux terribles tourments du remord.

Mais le temps, en ton sein, a conçu toutefois
Un enfant qui, lentement, se nourrit de toi.
Il t’a d’abord aidée à porter ton fardeau,
Et guéri bien des plaies, soulagé tant de maux.

Son zèle cependant, à vouloir si bien faire,
Va bientôt effacer tes souvenirs très chers
Ou, saisissant tes pages, arracher trop vite
Celles que selon lui tu n’aurais pas écrites!

A son insistance ta lassitude cède,
Il est devenu ton maître, et te dépossède.
Souviens-toi Mémoire! mais le peux-tu encore?
Qu’il s’appelle Oubli l’enfant qui attend ta mort.

 

A mes ruines

 

Çà et là abandonnées au bord de ma route,
Des demeures que j’ai jadis habitées, toutes.
Le lointain prête encore un voile de fraîcheur
A certaines que visite parfois mon cœur.

Mais d’autres, pourtant non moins pourvues de mérites,
Montrent à peine l’élan qui les a construites;
Quelques pans de briques ne s’appuyant qu’au vide,
Un enduit épargné, à la face livide.

Est-il possible à nouveau d’animer ces murs,
De retrouver leur chaleur, leur protection sûre ?
Il est si simple pour mon esprit tout puissant,
De croire alors à des désirs obéissants!

Vanité! que de vouloir penser la matière
Ou donner à l’idée consistance de pierre.
Jamais le présent ne se laisse retenir,
A peine né ne devient-il pas souvenir ?

Des vestiges à la réalité trompeuse,
La seule vérité est la ruine moqueuse
Et si parfois je succombe à leur séduction,
Je n’ai pour les restaurer que mes illusions.