Arrestation

 

Il fut un temps où je croyais au temps
Que j’attendais, et redoutais autant.
Epargné, coupé, compté, mesuré,
Naïf, j’espérais bien, me l’assurer.

Que n’ai-je eu, l’indispensable défiance,
Plus tôt, comme rappel pour la conscience,
De temps en temps, sinon de temps à autre.
A cette folle illusion qui est nôtre.

J’ai cru le tromper et voulus ruser,
De contretemps, souvent j’ai abusé.
Détourné les yeux du cadran d’émail,
Du trot de l’aiguille espéré la faille.

Mais de la montre, le temps lui, se moque,
Rit des heures de la pauvre breloque,
De son battement mécanique et sûr,
Cliquetis dérisoire qui rassure.

Indifférent aux espoirs, aux attentes,
Sûr de lui, de son avance insolente,
La vie épuise à la course sans fin,
Ou laisse victoire au gagnant défunt.

Fort d’avoir pris le destin en otage,
Joué pour tous, sur les ans et les âges.
Il prétend au présent. Déni de fuite,
La tromperie ne peut rester sans suite.

C’est donc lui seul qu’il faudrait arrêter
Si l’on ne veut toujours « avoir été »,
Ce compteur impitoyable et pressé,
Le coupable du crime de passer.

 

Naissent les étoiles

 

D’une rue passante, d’un café, la terrasse.
Chaque soir s’abandonne, ici, ma tête lasse,
Dans un tourbillon nostalgique mordoré
Mon front s’élève, d’une fièvre dévoré.

Il monte dans ma nuit rechercher ces étoiles,
Dans l’infini tendu de cette sombre toile,
Eclats des regards, de ceux à peine croisés,
Promesses de lumières à jamais rêvées.

Car bien que fugitives, tout juste entrevues !
Celles dont les beaux yeux une fois aperçus,
Ont fait naître en mon cœur tant de trouble et d’émoi !
Sitôt me laissant à mon soudain désarroi.

Nues je les ai pensées, alanguies et pures,
De leur charme, de leur pouvoir, tellement sûres,
Les lignes de marbre à la perfection hellène,
Qui, l’œil dompté, à la beauté l’esprit amènent.

Le temps s’est écoulé pour ma chaise rouillée,
N’est-ce là qu’une brume ou ma vision brouillée
Qui gomme de la rue ce reflet trop pressé,
Que j’y cherchais, avide, avant qu’il fut passé ?

Entre battement de cil et battement d’aile,
Femmes si peu connues mais ô combien fidèles,
Compagnes scintillantes des foules stellaires,
Baignez de vos lueurs mon âme solitaire.

 

Mal de mer, mal d’aimer

 

Sans rebord, sans rivage,
Juste ourlée de nuages,
Elle noie l’horizon,
Egare la vision.

La couleur séduisante,
L’impression scintillante,
Du ciel, de sa lueur,
N’est que rejet flatteur.

Sous ce bel artifice,
Insoupçonnés surgissent
Des ondes monstrueuses,
Des vallées ténébreuses,

Des embruns, des écumes
Et des nuées qui fument.
Les courants se bousculent
Et les crêtes basculent.

C’est une mer immense,
Insondable puissance,
Qu’en moi je sens gonfler
Et ne sais refouler.

Elle est, là, toute entière,
Au bord de ma paupière,
Dans la perle brillante
D’une larme naissante.

 

Le chant des signes

 

Furtivement, ce soir l’air passe la persienne,
Caresse l’oreille, chuchotant. Des mots viennent,
D’un livre étrange ouvrent une page nouvelle,
Pour coucher ce murmure que le vent épelle.

Les fentes luisantes tracent pour eux des lignes,
Pour que ces traits blancs de lune en portent les signes.
De lumière, les vides et pleins redoublés,
Hypnotisent, doucement, le regard troublé.

Tellement plus forts que tout ce que l’on peut dire,
Tellement plus vrais que tout ce que l’on peut lire.
De ces mots aucun, pourtant, n’est intelligible,
De ces mots aucun, pourtant, n’est vraiment lisible.

Mais leur mélodie résonne si bien, en cœur,
Ne serait-ce pas là des poètes le chœur ?
Qui par delà le réel et tous ses mensonges,
Ne s’entend ailleurs que dans le rêve ou le songe.

Des sens engourdis et du corps paralysé,
l’âme défaite, s’évade, dépaysée.
C’est elle seulement, que la nuit juge digne,
D’écouter peut-être ce dernier chant des signes.

Ciel ! un nuage

 

Je voudrais des perles de brume,
D’impalpables duvets de plume
Pour aller en broder l’azur
D’une aiguille diaphane et sûre.

Poser sur le bleu sans limite
Une forme qui rien n’imite,
Que nul ne pourrait définir,
Pas plus que ses bords retenir.

Là serait mon nouveau refuge,
Abri de mon âme transfuge,
Haut, si haut, au dessus du monde,
Si loin de la rumeur qui gronde.

Si je pouvais nouer le fil
Qu’espère encor ma main fébrile,
Il ne resterait de ma rage
Rien de plus qu’un léger nuage.

 

Veilleur de nuit

 

Dans un sommeil sans doute, parcourant, ailleurs,
Les replis tourmentés d’une nuit de frayeur,
Ma conscience est en fuite, s’essouffle, apeurée,
Cherche en vain une ultime lueur, égarée.

Frôlant de ce qui semble un labyrinthe obscur
Le ruban feutré des interminables murs,
Au plus profond d’une des traîtresses impasses,
Elle perd la mesure du temps, de l’espace.

Tout contre les parois du piège inexorable,
Elle sent la limite pourtant impalpable.
La frontière s’épaissit, devient territoire,
Le mur est moi, la dualité illusoire.

J’explore ses méandres, puisque je le suis,
Sans savoir où je vais, où je suis, qui je suis,
Aveuglément et forçant mon propre rempart,
Pour ne rencontrer qu’abyme, de part en part.

Mon esprit assiégé défenseur du néant,
Lutte contre lui-même, double conquérant.
Pas d’entrée, pas d’issue à ce lieu impossible,
Absurde construction, phantasme inaccessible.

Dans la pâleur extrême du petit matin,
Libéré enfin de cet état indistinct,
Je me réveille, du trouble à peine remis.
Mais le cauchemar est de n’avoir pas dormi.

Au pied de la marche

 

J’aurais bien cru pourtant marcher!
D’un pied sans jambe et sans contour,
Sentant le vide tout autour,
Qui semble une place chercher.

Je ne sais où, ne sais comment
Le reposer commodément
Et former la marque qui n’est,
Du pas de ce pied que je n’ai.

D’un geste tant recommencé
Me voilà si peu avancé
Sur la route vide, diffuse,
Là où le réel se refuse.

A la question renouvelée
La poésie répond zélée,
Indique au pied désespéré
Un but à sa course éthérée,

Ainsi son endroit est en vers,
A rien ne rime s’il n’y sert.
Tant pied de nez que de poète,
Il ne fait marcher que ma tête.

 

Fil de soi, fils du monde

 

Sur les lignes des forces tendues,
Entre chaîne et trame perdu,
Trait argenté, âme profonde,
Je suis l’un des fils de ce monde.

Ténu et tellement fragile,
Un brin, tordu, nu et docile,
Guère plus que de la poussière,
De l’étoffe je suis matière.

Tissu, habit de vanité,
Costume de l’humanité,
Suis-je sa toge de noblesse
Ou le haillon de sa bassesse ?

Sait elle de quoi se vêtir ?
Ce qu’elle met sitôt retire,
Arrache dans son impatience,
Ou déchire avec insouciance.

D’un pli usé effiloché
Ou d’une bordure effrangée,
Me libérer enfin j’espère,
En rejoignant le fil de l’air.

 

Mise au point…de vue

 

Spectateur d’une image, seulement de loin,
Avec pour unique destination un point,
L’œil plonge dans une trompeuse profondeur,
Troue la scène figée dont il est l’encadreur.

En voulant de force le tableau traverser,
Il en oublie l’envers, ce qui n’est pas tracé.
N’a d’existence pour lui que ce qu’il rencontre,
Seulement la surface et ce qu’elle lui montre.

En perspective d’une illusion renaissante,
A l’infini, rattrapant ses lignes fuyantes
Le regard se fixe, comme au bout d’une rue,
Bien au delà du point, même,…à perte de vue!

Au géomètre borgne, renversant l’espace,
Je dénie le pouvoir de m’imposer sa place.
L’œil trop bien ouvert, installé commodément,
A tout ce qu’il voit pourrait croire aveuglément.

 

Pas… encore

 

Toujours là sont ces marques! dans mon dos présentes,
Longue ligne droite ou de courbes qui serpentent
A l’aspect parfois confus, souvent incertain,
Toujours plus nombreuses aussi, chaque matin.

Beaucoup, envahies par la poussière du temps,
Visibles aux seuls rayons du soleil rasant,
Usées par les pluies et les vents de l’oubli,
Sont d’un chemin suivi les vestiges polis.

Aux traîtrises du sol bon nombre ont disputé,
Empreintes balafrées, fracturées, amputées,
Quand d’autres, enfoncées à jamais en son cœur,
Conservent tel un sceau d’anciennes pesanteurs.

Se succèdent ainsi ces reliefs, ces séquelles.
Ces traces que j’ai laissées, que je me rappelle,
Sont mes pas! je le sais, mais toujours m’en étonne.
Qui d’autre alors aurait fait ce parcours? Personne!

Je ne peux pourtant pas les reconnaître tous.
Là et aussi loin que l’exploration me pousse,
Ai-je vraiment le pied à chaque fois posé,
Choisi librement l’endroit, dès lors imposé?

Emboîtant à rebours cette marche forcée,
Impatient, en retour, des sensations passées,
Il semble à leurs contours de moins en moins conforme.
Ce pied à présent déçu, d’hier n’a plus la forme.

Animé aujourd’hui d’un tout nouveau dessein,
Il se lance ici, imprime encor son dessin
Et ne reste déjà plus du moment qui passe,
Derrière moi, de mon dernier pas, qu’une trace.